par
Vision des tendances de la création contemporaine
L’espion de Dieu a été initialement publié dans le catalogue consacré à l’anniversaire des dix ans du Centre Georges Pompidou en février 1987. Philippe Bidaine avait commandé à quatre écrivains, dont Jean-François Bory, des textes sur le sujet : « les tendances de la création contemporaine », laissant toute liberté aux auteurs pour traiter le sujet imposé. Ce texte étant introuvable depuis maintenant presque un quart de siècle, il nous a semblé que de nouveaux lecteurs pourraient s’en réjouir.
J’ai beau chercher, non, vraiment, je ne me souviens pas de la première fois où j’ai ouvert un livre. De la seconde non plus d’ailleurs ni même de la troisième. Mais de la trois cent cinquante-septième ou plus, je me souviens parfaitement, parce que cette fois-là, il y avait de quoi et j’ai alors immédiatement cherché à me rappeler combien de fois j’avais déjà pu faire ce geste. Le chiffre ne devait pas être énorme, car il n’y avait pas encore beaucoup de livres, enfin je veux dire de codex, d’ouvrages qui se feuillettent, parce que pour ce qui est des rouleaux, j’avais dû en rouler et en dérouler quelques milliers déjà, avec votre permission.
LIRE PLUSMais si je me souviens particulièrement de cette fois-là, qui était à mon avis, c’est-à-dire à mon compte tout au plus la trois cent cinquante-septième, c’est qu’alors je fus tellement surpris en faisant ce geste simple – ce qui se produisit mit tellement en évidence le simple fait d’ouvrir un livre – qu’immédiatement je me mis à chercher combien de fois j’avais pu accomplir ce geste sans y prêter attention.
Je me souviens donc très bien de cette fois-là. Je tombai comme à la renverse dans une mémoire blanche. Mes neurones avaient beau se combiner à toute vitesse, dans toutes les figures possibles, je n’arrivais pas à me remémorer les circonstances où j’aurais pu ouvrir un livre auparavant. Rien : des textes je me souvenais parfaitement ; de l’emplacement même d’une phrase ; d’un paragraphe ; en haut ou en bas d’une page ; de gauche ou de droite ; mais de ce qu’il y avait autour, de ce qui enrobait le texte, du lieu où il s’incarnait, impossible de me raccrocher à aucun souvenir. De la qualité de la lumière au moment où j’avais ouvert un livre ; si j’étais assis ou debout ; pas un seul de ces instants ne m’était resté ; pas une seule fois ; comme si, chaque fois, le fait d’ouvrir un livre avait immédiatement aboli le monde environnant pour me faire passer dans celui du texte. Si cette fois-ci le fait de ce simple geste m’avait obligé à chercher furieusement dans ma mémoire une situation similaire, c’est que j’avais été singulièrement surpris…
REGROUPER